Samedi 23 Juillet 2022
Indianapolis, Indiana, USA
Sud de Plainfield, Indiana, USA
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29,7
Kilomètres
Jour 48
Il faut quitter la ville, reprendre le rythme et éviter la 40 West en partant plus au sud. À 7h il fait déjà 27°. Je traverse la White River et passe à côté du zoo. Il y a des relents d’urine et de stress d’animaux enfermés. J’essaie de les évacuer de ma tête, mais c’est difficile. Plus je m’éloigne du centre-ville, plus c’est la misère. Bâtiments abandonnés, routes défoncées, détritus partout, gens en ruines parfois endormis à même le sol. Puis arrive la 40 avec un nœud d’autoroutes. Là je galère pour éviter la circulation. Mais l’endroit est tellement plein de Homeless qu’un petit chemin est tracé dans l’herbe d’un arrêt de bus à un autre. Je peux y tracter Werner. Je discute avec plusieurs d’entre eux émerveillés par Werner. Ils me conseillent d’y ajouter une sono pour diffuser de la musique en marchant. Je vais y réfléchir. Enfin arrive la route qui va me faire faire un détour par le sud. La lumière est étrange, il y a quelque chose dans l’air. Je me retourne et j’ai l’impression qu’une gigantesque soucoupe volante arrive. C’est un orage monstrueux qui fonce droit sur mon chemin. Ce n’était pas du tout prévu (cela ne sert à rien de regarder la météo avant de partir, ce n’est jamais ce qui est promis). Il y a urgence à habiller Werner. Mais un vent violent souffle d’un coup dans tous les sens, la protection de pluie fait comme un parachute, même mes lunettes s’envolent. Plus loin sur un chantier je vois la poussière faire comme une mini tornade. Je cours me réfugier dans un fast-food spécial viande. Ce n’est pas encore ouvert, mais vu la violence du vent, les employés me font entrer. J’attends. Pas de pluie, juste des bourrasques qui me feraient m’envoler. Je m’imagine comme dans « Twister », accrochée à un poteau à la force de mes bras, avec Werner sanglé à moi qui s’envole. La pluie n’arrive pas, cela semble se calmer, je décide de reprendre la route. Cela souffle encore beaucoup. Le nuage soucoupe est passé, mais derrière moi le ciel est fortement chargé. Je n’ai jamais marché aussi vite, c’est la course contre l’orage. Devant, tout va bien, alors j’avance en tentant d’ignorer ce ciel lourd qui sournoisement me suit. J’arrive sur une route qui va suivre de très près l’autoroute pendant longtemps. C’est surréaliste de marcher là. Je suis au bord d’une 2 voies, à ma gauche une autoroute à 8 voies ultra bruyante, à ma droite un aéroport et un colossal site FedEx. Je me marre toute seule en pensant à l’absurdité de marcher là. Thoreau, Le Breton et son « Éloge de la marche », Tesson et trouver la paix intérieure… Je ris intérieurement et extérieurement de tout cela. Va méditer, faire ton introspection ou t’extasier d’un petit ruisseau en marchant coincée entre du béton, du kérosène et du gasoil avec un taux de décibels pire qu’un concert du Hellfest. J’en ai mal à la mâchoire tellement je ris en marchant. Je me remémore mes marches d’entraînement, des centaines de kilomètres seule sur les petits sentiers de la forêt de Rambouillet. Ahahah. J’aurais dû m’entraîner sur le périph ! Mais puisque la route que j’emprunte est totalement secure, personne n’y passe, il vaut mieux en rire. La situation est encore plus cocasse quand plus loin, en plus, des avions passent au-dessus de la route. C’est la totale. L’absolu non-sens. Le vrai chemin de Nulle part. Avec Werner, nous avons une nouvelle copine. Indy. En fait j’ai craqué dans le magasin de bonbons et soda. J’ai acheté mon premier objet inutile en 48 jours. C’est le petit suricate. Les suricates sont (avec mes Rois) mes animaux préférés. Dans une autre vie, j’aurais aimé faire du docu animalier et ne filmer qu’eux. Indy est devenue figure de proue de Werner. Elle n’a pas été déçue de son premier jour de marche avec nous ! Elle qui avait révisé « Walden » avant d’accepter de nous accompagner, la voilà qui se prend bitume, trafic intense, aéroport, entrepôts à perte de vue, travaux, poussière, tempête. Mais elle garde le sourire. C’est cool. Elle aussi a bien compris que tout était foutu, que l’humain a complètement détraqué la planète. Même si elle sait qu’elle est en plastique et qu’elle a été fabriquée en Chine par des enfants, elle sait aussi que tous ses congénères vivants vont y passer un jour ou l’autre. Ils feront partie des espèces qui disparaissent définitivement de la Terre. C’est pour cela qu’elle a décidé elle aussi d’aller Nulle part. Une absurdité de plus pour mieux révéler le gouffre qui nous attend. Comme moi, elle est « apocalyptoptimiste ». Nous savons que tout est déjà foutu alors il y a urgence à vivre, à rire, à aimer et même à rêver. Et puis nous avons réussi à semer l’orage. Il ne nous a jamais rattrapés. Mais sa vengeance c’est un bon 34 degrés qui, renvoyé par le béton et le bitume te sèche sur pied. Tout ce que je bois, je le sue instantanément. Après avoir traversé un champ de panneaux solaires toujours survolé par les avions, nous traversons sans fin une zone d’entrepôts sans ombre. Le « Love » de Robert Indiana d’hier semble déjà très loin. Mais même en vieille zombie desséchée, j’adore l’absurdité de cette journée de marche. Quand arrive le vieux motel défraîchi du soir, je me dis que je suis à ma place.