Mardi 26 Juillet 2022
Cloverdale, Indiana, USA
Brazil, Indiana, USA
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43,4
Kilomètres
Jour 51
Il pleut au réveil et la motivation pour la grosse étape du jour est perdue dans la paperasserie Brazilienne. Tuttle avec un T pas un B. Je préférerais revoir le film de Gilliams sous la couette plutôt que d’enfiler ma cape de pluie. Alors que je marche depuis un moment et suis en plein dans une montée qui tue sur un petit chemin caillouteux isolé, une voiture de police arrive et s’arrête à mes côtés. C’est le même flic qu’hier. Le deuxième, pas Steve, mais celui qui n’a pas voulu être sur la photo, qui ne riait jamais et se la jouait les pouces dans le ceinturon. Il me dit « You again » et m’annonce que le chemin sur lequel je suis est un cul-de-sac, je dois prendre une autre route. Je lui montre mon gps qui m’indique ce chemin, mais non, je dois faire demi-tour et un long détour pour retrouver ma route du jour. Je suis désespérée, déjà que je suis partie tard du motel (8h), je vais perdre un temps fou et allonger encore plus ma journée qui était, en termes de kilomètres, déjà bien au-delà de ce que je me sentais capable de faire. En rebroussant chemin, je me demande comment il m’a trouvée sur cette petite route perdue. C’est le grand mystère dans ma tête fatiguée par le manque de sommeil des dernières nuits. Je ne sais pas quoi penser. C’est un hasard ? Il me surveillait ? Ou alors, ce qui semble plus probable, vu qu’il y a un avis de recherche sur une femme qui me ressemble (c’est quand même complètement dingue, même dans Brazil on n'aurait pas osé imaginer cette scène), quelqu’un a dû appeler les flics en leur disant m’avoir vue. Je ne saurai jamais. Il pleut beaucoup et je suis sur une longue ligne droite plutôt forestière. Je suis seule, quasiment pas de circulation. La route fait des vagues, régulièrement je ne vois pas la suite du chemin. Et soudainement, une apparition. Sublime. Cela me fait peur juste quelques instants. Un loup. Majestueux. Qui se place juste sur la ligne de crête, me regarde et semble m’attendre. Bien sûr ce n’est pas un loup mais un magnifique husky. Il est en parfaite posture pour une photographie de Vincent Munier. Je lui parle très doucement, presque amoureusement. Il n’aboie pas, vient affectueusement contre moi. Son regard est doux. Il marche un moment avec moi. Puis il s’en va. Il pleut beaucoup, rares sont les moments où je peux avoir l’intense plaisir de retirer ma capuche. Pendant très longtemps je marche en imaginant comment serait ce périple avec le petit loup des neiges à mes côtés. Quel plaisir ce serait. Et je n’aurais plus jamais peur la nuit sous ma tente. Plus jamais peur du tout. La forêt que je traverse sur des kilomètres est très belle mais je ne peux pas en profiter pleinement car c’est le moment où il pleut le plus. Je pense que c’est à cause d’un moment comme celui-ci qu’il n’y a pas de licorne sur terre. La pluie est tellement forte que Monsieur Noé a fermé les portes d’embarquement de son bateau et la licorne était en retard. Je ruisselle. Les grenouilles d’ici émettent un son complètement ridicule. Le même que quand tu secoues une boîte à meuh au lieu de la retourner. Lorsqu’enfin il a assez plu pour que le mec Noé ait réussi à lever l’encre, arrive le moment d’extase suprême où tu peux retirer ta cape de pluie. Et là, quand tu sens à nouveau le petit vent sur ta peau, c’est jouissif. Deux chiens pas sympathiques (mais ils font leur job) m’aboient longtemps en me suivant. Ils appartiennent à un gros Monsieur torse nu et bâton à la main pour les frapper. Sa maison est couverte de drapeaux Trump. Je passe vite mon chemin. Où es-tu mon petit loup des neiges. J’enchaîne les petits chemins sous les arbres, parfois pas goudronnés. Je suis seule sur ces routes. C’est très agréable. Puis je passe devant des fermes, cela commence à devenir plus moche. Une grosse route approche. Cette fois c’est la 42 West. Et alors que j’ai déjà marché presque 7 heures sans pause et pas mal de montées, je dois me prendre cette route pendant 3 heures pour atteindre ma destination du soir. C’est vraiment une galère que le bivouac soit interdit. Et voilà la 42. Somptueuse ligne droite à 2 voies sans espace pour la marche. C’est la route du néant. Rien d’autre que des champs et parfois une propriété privée. Je n’en peux plus. Il faut que je me pose. Je m’arrête dans un endroit complètement incongru, une jonction avec une autre route. Je m’assieds à même le sol et mange ce qu’il me reste. Du pain pour hot-dog tout mou avec du houmous. Les gens qui passent en voiture me regardent étrangement. Je comprends. Mais c’est Brazil les gars.
Il est 18h et je marche encore. Cela ne m’est jamais arrivé. La circulation devient infernale. Je dois souvent m’arrêter pour descendre dans le fossé pour que les voitures passent. Je suis épuisée. Le motel est enfin là. Il est tellement décati que je le crois abandonné. Mais la chambre est de tellement bon goût. C’est dans un bain que j’oublie que la journée a été rude. Un peu de musique, un bon repas micro-ondé et fin de partie pour aujourd’hui. Le petit loup des neiges n’aurait sûrement pas aimé le reste de houmous et je n’ai plus rien d’autre. Il a bien fait de ne pas venir avec moi. Je me demande où il est.