Jour 35

Parfois ce trip me fait des tilts bizarres. Ce matin, alors que je rentrais de mes courses, la tête dans un quotidien, trouver à manger, des étapes pour dormir les jours prochains, une partie de mon cerveau m’a dit « Regarde, tu traverses le Rio Grande. ». Et là, ça a fait WAW (zoom avant ultra rapide), je suis DANS l’Amérique. Cela fait plus d’un mois maintenant que j’y soliloque. Le supermarché que j’ai trouvé aujourd’hui était mexicain. Je n’avais aucun repère, c’était totalement nouveau. Chez les client.e.s de El Super, ça cuisine. Des tonnes de légumes et de fruits, pas tous calibrés de la même façon, ni de couleurs uniformes. Tout faisait envie. Je me suis offert des produits frais et ça n’a coûté quasiment rien. Quelques rayons de malbouffe étaient quand même présents. On ne change pas une Amérique qui gagne. Les petites mangues sont à en tomber. C’était la dernière fois aujourd’hui que je pouvais voir des arbres et respirer de l’air frais (il fait 38 degrés à Albuquerque) avant Nulle part. Alors je l’ai fait. J’ai pris le tramway aérien qui emmène au-dessus du Sandia Peak, l’immense montagne qui domine Albuquerque. Derrière, c’est Santa Fe. Avec Franck, le chauffeur de Lyft qui m’emmène au pied du pic, nous avons eu une discussion enflammée sur Breaking Bad. Il connaît tous les sites de tournage. Le car wash, la maison de Jesse…, il a même un chapeau qui a été porté par Saul Goodman. Le tramway est impressionnant. Les câbles sont longs entre deux poteaux. La cabine passe d’une montagne à l’autre, au-dessus des canyons. Directement à la sortie de la cabine, j’ai une connexion avec Positive Terrence. Il est navajo, a les cheveux rouges et me salue immédiatement. En regardant mes chaussures, il me demande si je viens randonner (la majorité des gens sont en tongs ou en talons, le sommet accueille un restaurant très prisé pour sa vue sur la ville et le désert, ils ne vont pas plus loin). Positive Terrence me dit, viens je t’emmène voir un lieu magique. Je viens tous les jours. J’embarque avec lui me demandant si au-dessus de chaque montagne quelqu’un m’attend. J’ai bien sûr une pensée émue pour mon Petit Google de Palm Springs. Ici, le scénario est le même, sauf que l’on a changé le personnage principal. Positive Terrence (j’adore tellement ce nom) a 35 ans, ne boit pas d’alcool, ne prend pas de drogue, essaie de devenir végane. Il a quitté la « réserve » dans laquelle il est né et a grandi il y a 16 ans. Il vit seul à Albuquerque, écoute du punk-rock, booke des groupes de temps en temps et travaille pour le tramway aérien. Tout le reste de son temps, il le passe à faire de la randonnée. Ce qui le rend le plus triste c’est que ses parents n’ont jamais voulu venir voir sa montagne. Ils ne veulent pas quitter la « réserve » qui se trouve à une dizaine de miles d’ici. Son père est alcoolique. Il a 5 frères. Il n’y a rien à faire dans la « réserve », alors les jeunes gens s’engagent dans l’armée. Pas d’autre choix pour s’en sortir quand tu es natif. Lui a fui, il se sent plus américain que navajo car il ne parle plus la langue. Il fait partie de la dernière génération à encore en parler quelques mots. La langue se perd. Tout s’américanise, dit-il, avec internet, les réseaux et Netflix. Il m’emmène à la pointe d’un sommet, me montre des oiseaux woodpeckers (que l’on regarde et écoute immobiles sous les pins), partage son raisin, dit qu’il aimerait aller Nulle part. Il est magique. Et sa montagne est somptueuse. Go Positive Terrence, Go !

Nowhere is my future.