Jour 42

Je ne pensais pas que Werner craquerait le premier. Pourtant dans la matinée, nous avions vu un train estampillé HERZOG sur chacun de ses dizaines de wagons. Nous avons alors eu une pensée émue pour notre Maître absolu. Hier soir, mes hôtes mystères m’ont prévenu par mail qu’il y aurait une pluie d’étoiles filantes à partir de 22h. Je me suis donc installée dans le jardin sur un rocking-chair. Ciel sublime, voie lactée et petit vent chaud. Au moment où je me suis dit Vas te coucher, tu te lèves dans quelques heures pour une journée pénible, j’en ai vu 4 d’un coup qui ont traversé les cieux de droite à gauche. Spectacle bouleversant. Bonheur cosmique. Pendant ce temps, il y avait de violents orages Nulle part. (Je consulte la météo au moins 3 fois par jour dans mes villes étapes. La photo de la tornade au-dessus du piano de chez Goodnight m’a fait froid dans le dos, et en ce moment même, alors que je détends mon dos dans le lit d’un vieux motel déglingué, il fait un orage colossal.) Je me suis élancée dans la nuit noire à 6h, il faisait déjà 26 degrés. Tout était calme, cela bruissait dans les fourrés, sans que je ne puisse distinguer quoi que ce soit. J’ai à peine entrevu un troupeau de bisons avant d’enfourcher la 287. À chaque fois que je fais un pas, tant que le soleil n’est pas levé, je me dis Profite, profite, profite. Avant de nous éblouir, c’est sur la couche de nuages qu’il tape, et c’est juste magnifique, c’est comme un monde orange à l’envers. La couverture nuageuse me donne du répit. Le ciel derrière moi est chargé. Alors que je fais ma pause, le dos appuyé contre Werner, il tombe juste deux gouttes d’eau sur mon bras. Forcément, je pense à cette merveilleuse courte nouvelle de Richard Brautigan « La plus petite tempête de neige jamais recensée » (ma bibliothèque me manque). J’étais en pleine lancée, attentive aux camions, mais une partie de mon cerveau voguant dans les livres, avançant déterminée, quand Werner a lâché. Pouf. Une des sangles qui le maintient à la ceinture s’est arrachée. Comme ça, d’un coup, sans prévenir. Crac. Cassée. Oh ben Werner non, il nous reste encore quelques petits jours avant de retrouver Psyché. Elle nous attend. Il ne faut pas lâcher mon gars. Regarde, je sue comme un sumo, mon petit orteil gauche a éclaté comme l’année dernière, ma peau grille comme un épi de maïs au barbecue, il ne me reste plus beaucoup d’eau, mais j’avance. Il y a bien un moment où le repos arrive, tu le sais. Entre deux appels d’air de camions, j’ai rafistolé le truc avec du scratch que j’utilise d’habitude pour sangler parapluie ou pied photo sur le cadran de Werner, et on est reparti. À peine 100 mètres plus loin, la deuxième sangle a lâché aussi. Bien. Je procède de la même façon, mais maintenant, les attaches ne sont plus au même endroit. Werner est foutu comme un steadicam, tout est fluide et ultra équilibré. Le fait d’avoir changé les points d’accroche déstabilise tout. La pression sur les hanches est différente, la ceinture appuie sur mon ventre, et les thermos d’eau tapent à l’arrière de mes jambes. Il va falloir faire avec. La chaleur est accablante. Je tiens en me disant Allez, encore trois heures et ce sera terminé pour aujourd’hui. Tu sais bien que quand tu t’arrêtes enfin au frais, tu oublies la journée. Psyché a traversé le Styx, moi je traverse le Texas. On se rapproche l’une de l’autre, je peux déjà l’entendre me parler, mais il reste encore un trou béant entre elle et moi. Après une montée interminable, le motel pourri me semble le luxe total. Pas de moquette qui rend les pieds heureux, mais un lit et une douche.

Nowhere is my future.