Jour 25

Voici la liste des choses que je devais accomplir aujourd’hui :

- Faire une lessive

- Faire des courses

- Resserrer les rayons de Werner

- Trier et ranger la collecte

- Faire le point sur les étapes à venir

- Mettre à jour la carte avec les gommettes

- Faire les comptes

- Recharger toutes les batteries

- Laver mes cheveux

- Soigner ma peau

Eh bien j’ai tout fait. Je suis à jour pour continuer. Stratégiquement, je me rapproche de Nulle part. Alors qu’un orage gronde fort au-dessus du motel, je fais l’étoile sur le lit (ma tente a un format cercueil) et repose ma peau qui ressemble à la plaque de ton four que tu n’as pas nettoyée depuis longtemps. Hier, j’ai caramélisé. La lessive s’est faite toute seule pour 1,5 dollar dans la laundry du motel, Werner est tout beau tout propre bien rangé. J’ai à manger pour plusieurs jours. Parfait. Une journée comme celle-ci me ramène à un quotidien. Je me sens presque chez moi dans la chambre du motel où j’active ma solitude. C’est en sortant du supermarché, un sac au bout de chaque bras que je me suis dit Tu as ta routine état-unienne. Tu connais les produits des supermarchés. Tu rentres à ton motel comme une habituée. Sauf que non. Il y a des choses auxquelles il est impossible de s’habituer (ou alors cela signifie que l’on est perdu à tout jamais). Cette statue. La bonne femme en pierre. Quoique tu fasses dans cette petite ville perdue au milieu d’un vide désertique, tu lui passes devant. Springerville est formée en T autour de 2 routes. La grande barre du T est l’avenue sur laquelle se trouve le supermarché, et les grandes enseignes genre Dollar Tree ou China Buffet, la barre du dessus est la rue « historique », avec les constructions des colons remises au goût du jour, ou pas. Et au croisement, cette statue, « La Madone du Sentier », sur laquelle, je vous le rappelle, est gravé : HOMMAGE AUX PIONNIERS DE L'ARIZONA ET DU SUD-OUEST QUI ONT TROUVÉ CETTE TERRE ET BRAVÉ LES DANGERS DES APACHES ET AUTRES TRIBUS GUERRIÈRES.

Quelle insulte aux populations natives qui vivent, peinent à survivre, tout autour de cette ville, parqués sur des territoires sans valeur, que l’on a bien voulu leur laisser, après avoir massacré les bisons, base de leurs vies, et leur avoir refilé nos maladies qui les ont décimés. J’ai envie d’attaquer cette statue outrageante à la masse, de la taguer, de la défoncer. Mais vu le nombre d’armes à feu au mètre carré, je vais tenir sage ma colère. Non pas encore. Juste encore une petite chose avant de me taire. Je ne supporte pas que l’on nomme les natives et les natifs « les Indiens ». C’est juste Christophe Colomb qui s’est planté lamentablement sur sa feuille de route. Ces gens n’ont rien à voir avec des Indiens. Les Indiens sont en Inde. Ou gèrent mon motel. Il est vrai qu’Hollywood n’a rien arrangé. Les westerns avec John Wayne notamment ont contribué à inverser les rôles. Les méchants et violents indiens qui tuent les pauvres colons. L’image négative de ce peuple est encore bien ancrée, comme dans le racisme du type qui m’a emmené en Lyft après l’annulation du Greyhound. La route de la barre du dessus du T est totalement un hommage aux pionniers, aux colons, aux cow-boys. On retrouve l’affreux conservateur John Wayne dans tous les lieux. Dans le mini-musée regroupant des toiles des artistes du coin (des représentations ridicules de natifs côtoient le grand John à cheval ou regardant au loin, sourire viril devant le drapeau américain) et des breloques autour des dinosaures, ou dans le magasin d’antiquités tout à la gloire des objets du quotidien des pionniers. Allez, je vais coller des gommettes pour me détendre.

Nowhere is my future.