Jour 32

À Socorro, quand tu te mets face à l’Est, le regard vers Nulle part, à ta gauche tu as Breaking Bad et Saul Goodman, à ta droite, tu as Oppenheimer. Pour être plus claire pour les non-cinéphiles, au Nord c’est Albuquerque, au Sud c’est Alamogordo, la ville restée secrète pendant des années, dans laquelle on a fabriqué la bombe atomique qui a ravagé Hiroshima. Je suis sensée traverser entre les deux. Préparer un itinéraire derrière son ordinateur et le nez sur des cartes dans son atelier, c’est une chose. Sur le terrain, c’en est une autre. Devant moi l’aire de jeu gigantesque de Walter White, futur Heisenberg, cuisinant de la meth dans un camping-car que personne ne peut repérer parce que les alentours sont vastes et vides d’humains et de ses infrastructures. Mais aussi le lieu où l’armée américaine a fait une partie de ses essais atomiques. Le célèbre Trinity Site est à 77 kilomètres de moi. Vous l’aurez compris, sur la route de Nulle part, un grand dépouillement sec, fissuré, stérile. Je le savais (et je l’ai vu arrivé hier). Sur ma feuille de route, à partir de Socorro, les étapes possibles sont à 100 kilomètres l’une de l’autre, et j’avais inscrit « Trouver une voiture » et/ou « Trouver où dormir ». C’est ce que j’appelais « Compter sur les gens ». Rencontrer l’autre. Aujourd’hui, je m’étais prévu une journée off. Du repos, des orteils en éventail. Avec pour seule mission, celle de trouver quelqu’un qui voudrait bien me faire un drive jusqu’à Mountainair, à 104 kilomètres d’ici. Soit 1 heure de voiture (ou 500 fois la mort à pied). Je pensais que la chose serait simple. Demander aux gérants du motel si eux ou une de leurs connaissances pouvait m’emmener, peut-être proposer un peu d’argent, et puis plié, tranquille, regarder un film, rêvasser, se détendre, ranger Werner et faire ma couleur de cheveux. Ratée la coolitude. Envolée l’astérie sur le lit. Au comptoir du motel, on se fout totalement de mon histoire, on a autre chose à faire. On me donne le numéro de téléphone d’une compagnie de taxi qui m’envoie bouler immédiatement. Pas de Uber. Pas de Lyft ici. Je vais demander à la station-service d’en face. Avec mes cartes, le document qui résume mon projet et mon beau sourire fatigué. Il faut savoir que ma bonne vieille 60 s’arrête ici. Elle se transforme en autoroute qui monte direct à Albuquerque. Elle reprend plus au nord, pour aller vers Mountainair justement. J’explique, je fais simple, je montre. On me regarde avec des yeux ronds. Ou pas du tout. La fille qui marche est une extra-terrestre. Mountainair semble au bout du monde. Personne pour accepter de m’y emmener. Je retourne insister auprès du type du motel. Il me dit textuellement « Mais personne ne va là-bas, c’est au milieu de Nulle part ». C’est comique. Mais je ne ris pas. Je ne veux pas moisir dans ce trou âpre. Je veux fuir. Après des suées, un peu de panique, quelques heures au téléphone avec Aurélie 2 plongées dans des cartes, pas de film, des calculs, des recherches : changement de programme total. Il faut savoir s’adapter et rebondir. Destruction partielle de la feuille de route initiale. On va voir si ça marche. À suivre.

PS : J’ai quand même fait ma couleur de cheveux. Adieu Agnès Varda, rendez-vous dans 1 mois. J’ai rangé Werner et suis ressortie de ma chambre uniquement pour aller faire un petit repérage.

Nowhere is my future.