Amarillo, Texas, USA
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Tucumcari, Nouveau-Mexique, USA
Lundi 7 Août 2023
23,2 + (183)
Kilomètres
Jour 37
Bienvenue au Texas.
Certaines journées procurent un soulagement lorsqu’elles se terminent. Je suis bien heureuse d’être dans un lit avec une petite flemme pour écrire ce texte.
Depuis Tucumcari, je devais marcher 38 kilomètres tout droit au bord de la 40 jusqu’à San Jon, y dormir dans un vieux motel, puis trouver une voiture pour m’avancer jusqu’à la prochaine étape 94 kilomètres plus loin. Mais le motel de San Jon est fermé depuis 2 ans m’a dit la dame qui l’a vendu. Quand je lui ai demandé par mail si quelqu’un pouvait m’héberger ou me prêter un espace pour camper la réponse a été celle-ci : « Haven't been down there for 7 yrs. Maybe contact the Assembly of God church. » OK. Je ne vais pas partir sur cette route droite dans le vide sous 38 degrés sans endroit possible où me poser. Et m’en remettre à Dieu ne m’inspire pas confiance. Dans le vieux motel qui sent le chien mouillé où j’ai passé cette nuit, personne ne veut m’emmener à une prochaine étape. J’insiste, montre mes cartes. On me renvoie sur un numéro de téléphone Uber qui n’a jamais répondu, et de toute façon cela aurait coûté un bras. Avant de piquer vers le Sud Est pour rejoindre Nulle part, je suis encore sur la trajectoire d’un bus qui peut me rapprocher par le Nord. Alors allons-y. Je fais le même chemin qu’hier en sens inverse sur la 66 pour retrouver l’arrêt de bus. Je déteste revenir sur mes pas. Mais Aller Nulle part est une pièce, et comme toute pièce, cela se manipule, s’ajuste, se remet en question, avec des doutes, des flottements, des fulgurances. Ma matière de travail est la route. Je la triture dans tous les sens jusqu’à une forme juste. Et souvent, ce sont des erreurs ou des hasards qui apportent la solution. L’arrêt de bus est devant un McDonald’s et je suis très en avance sur l’heure prévue du passage du Greyhound. Je vais donc profiter du wifi et de la clim dans les effluves d’huile. Et j’assiste au spectacle grandiose des effets de la malbouffe. Les gens sont ravagés par le gras et le sucre. Ce n’est pas beau à voir. Si on réunit toutes les bouches qui mastiquent des burgers et tètent des pailles plongées dans le soda, on doit avoir en tout peut-être 50 dents. Et encore, pas certaine. Un vieux monsieur vient me parler. Je ne comprends pas tout, accent et gencives à nu n’aident pas à la compréhension. Mais il est gentil. Il est tout crado et sent un peu le pipi. Il a été chauffeur routier pendant 50 ans et me raconte des histoires de tatouages qui le font rire, alors je ris. Il était attablé avec deux autres vieux messieurs. Tous deux portaient des lunettes de soleil style Joe Biden, un était natif, avec une longue barbe blanche et l’autre mexicain, avec un chapeau de cow-boy. Ils formaient un trio sublime. Et ils se marraient bien. Évidemment, le bus a du retard. Et il n’y a plus un brin d’ombre. La chaleur tape sur le bitume et renvoie les odeurs de pisse et de poubelles. C’est horrible. Je ne peux plus rentrer me mettre au frais dans le McDo puisque le bus peut arriver à n’importe quel moment, ou jamais. 1 heure. Puis 2. Quand je le vois se pointer dans le virage, c’est comme une apparition divine pour qui croît en ces machins. Miracle. Miracle. Werner est chargé en soute. Mais c’est la pause du chauffeur. 15 minutes dit-il. Alors tout le monde descend pour aller s’acheter des trucs à manger. Je suis seule à monter là, le bus est plein de gens qui voyagent depuis longtemps. Je m’assieds sur le siège avant en attendant. Et quand une très très vieille dame en déambulateur dit qu’elle va à la station-service (qui est à 300 mètres), tu te dis que l’on n’est pas partis. Toute la misère du monde est dans ce bus. Une dame aux cheveux décolorés hirsutes, avec de grands ongles peints, des chevilles enflées et 2 dents, m’accuse d’avoir volé son sandwich dans lequel elle avait déjà croqué. Qui en fait a été volé par une vieille tox décolorée aussi, ultra maigre, avec une jambe en bois et des croûtes partout sur la peau. J’hallucine. C’est un bus de casting pour la fin du monde. Je m’isole en faisant hurler ma playlist préférée dans le creux de mes oreilles (d’ailleurs, si vous voulez vous ambiancer avec cette playlist qui me fait danser sur la route, super wonderful Nicolas l’a mise à disposition à l’écoute sur le site Road to Nowhere West). On démarre finalement avec presque 3 heures de retard. Quand je vois la route sur laquelle j’aurais dû marcher, je me dis que j’ai bien fait de ne pas m’élancer. Cela aurait été du suicide. Et aucune voiture n’est passée sur cette petite route parallèle à l’autoroute. En faisant des photos de la ligne d’horizon absolument rectiligne sur tout le trajet, je trouve que le chauffeur conduit bizarrement. Le bus part parfois trop à droite, et revient sur la route. Puis il roule carrément avec 2 roues dans l’herbe. Le chauffeur donne un coup de volant, se remet sur la route, ralentit et s’arrête sur le bas-côté au milieu de rien. Le conducteur est un vieux monsieur et il n’a pas l’air en forme. Tout le monde dort, la tête sous un foulard ou une couverture, personne ne réagit. Je vais demander à ce pauvre homme s’il va bien, il me regarde hagard, ne répond pas, ouvre la porte de son bus et va pour descendre, s’arrête et semble perdu, se rassied et redémarre comme si de rien n’était. Bien. Le chauffeur qui fait un malaise. Pourquoi pas ! On ne l’avait pas coché dans les imprévus. Je finis le trajet en stress absolu, serrant les fesses à chaque fois qu’un camion double, ou que le bus double. Enfin Amarillo s’annonce avec une immonde et persistante odeur d’élevages intensifs de bétail sur des kilomètres, puis un passage devant la pièce Cadillac Ranch (j’en ai déjà parlé l’année dernière, pour celles et ceux qui suivaient, je ne vais pas me mettre en colère à nouveau). Le chauffeur annonce 20 minutes de pause à Amarillo. Le prochain arrêt sera Oklahoma City puis Saint-Louis. Il reste à ce pauvre homme 1200 km à faire. Dans la nuit en plus. Je fuis au plus vite la station. Et courage à toutes et tous. Je mets du temps à déstresser dans le centre-ville, vide d’humain non-zombie. Les bâtiments sont lourds. Je traverse des quartiers affreux jusqu’à mon hôtel. Celui-ci ne coûte presque rien mais m’offre un super luxe et une vue splendide sur le coucher du soleil. Cela rattrape cette journée de merde. Fini le bus à tout jamais. À partir de la prochaine étape, je plonge Sud Est tout droit vers Nulle part. Je viens de fouiller les cartes pendant plus d’une heure. Je sais à peu près comment y aller. À peu près.
Nowhere is my future.