Water Canyon Campground, Nouveau-Mexique, USA
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Magdalena, Nouveau-Mexique, USA
Lundi 31 Juillet 2023
30,5
Kilomètres
Jour 30
Pour écrire ce journal extime, tout au long de la journée, je prends des notes vocales sur mon téléphone pour ne pas oublier la chronologie des événements et de mes émotions. Je passe par tellement d’émotions contradictoires. La journée a tellement merveilleusement bien fini, que j’en ai oublié mon premier mood du matin qui était la colère. Une petite colère aigre et mesquine qui met de très mauvaise humeur avec la peur d’être en retard pour le spectacle du lever du soleil qui est un événement majeur chaque jour vers Nulle part. Et celui du jour l’était particulièrement. Cela aurait été dommage de rater cela à cause d’une crasse administrative. Air France refuse mon dossier après des dizaines d’échanges sur leur site pour me faire rembourser les frais dus au retard de Werner à l’arrivée à Los Angeles. Tu ne parles jamais à personne. C’est certainement un robot programmé pour ne jamais rien te rembourser qui répond. Ça agace forcément. Mais la fraîcheur des montagnes a bien vite gommé ce vilain sentiment. L’aube ici a l’art de rendre tout magique. Le soleil est sorti de derrière les montagnes pile dans la perspective de la ligne droite de la 60. Waw. Quelle salutation de la route ! Merci Madame pour cette image fulgurante qui te plie les questions administratives en un vol de colibri. (Il y en a plein autour de moi pendant que j’écris ce texte. Ils font un petit son d’hydravion tellement ils battent des ailes vite pour que leur tout petit poids ne les emporte pas dans le vent.) Mon téléphone m’a fait un truc fantastique. Il doit savoir, car je l’ai dit plusieurs fois dans son micro, que je rêve de voir « Oppenheimer », mais je ne passe que dans des villes sans cinéma. Alors ce matin, il m’a fait une séance privée. En trois images du lever du soleil, il a fait un bug atomique. Sublime. Merci mon téléphone. Et puisque cela fait déjà deux fois que je remercie, je vais enchaîner. Je vais remercier mon équipe de choc. Mon équipe d’Amour. Plusieurs fois depuis mon départ, j’ai reçu des articles ou des liens vers des gens qui font des traversées de l’Amérique incroyables. La dernière est celle d’un homme qui est parti hier de Montréal, et qui va faire en courant la trajectoire de la migration du papillon monarque jusqu’au Mexique. Bravo Monsieur. Je caresse ce doux rêve de marche depuis longtemps. Mais ma prudence ne m’autorise pas ce projet. Contrairement à ces personnes fascinantes, je ne suis pas suivie par une équipe en voiture ou en camping-car. Je n’ai personne pour me donner de l’eau quand j’en manque, pour me conduire à un motel lorsqu’il n’y a rien à des kilomètres, et personne ne transporte mes affaires, ni ne surveille mes arrières. Je suis en autonomie absolue. Je ne peux compter que sur mon instinct. Mon équipe à moi est à des milliers de kilomètres, sur un autre continent. Mais quelle équipe. Sans elle je ne ferais rien. Alors merci. Merci à Nicolas Laura Graff, mon ingénieux et prévenant artiste et webmaster, qui chaque jour publie mes textes et images sur le site et les réseaux. Nous préparons en collaboration une très belle pièce pour l’exposition au centre d’art contemporain Les Tanneries. Merci à mon Amour, mon compagnon, mon mari, qui me fait m’envoler grâce à son humour et son enthousiasme inégalés. Merci à mon Spoutnik Emma qui me souffle dans le dos. Merci à Aurélie 2 qui me fait toujours rire et m’écoute des heures pendant que je marche sur des lignes droites. Elle prend soin de mon itinéraire et inspecte autant que moi les cartes. Merci à Aude pour son soutien sans faille. Merci à mes deux autres Aurélie qui ponctuent ma marche de leurs joies communicatives. Merci à mon fils Eliott de m’envoyer chaque matin un clip ou une vidéo. Tu es toujours raccord mon chéri. Merci à mes parents de ne jamais me faire part de leur angoisse de me savoir si loin si seule. Merci à Jade de tenir le pari que nous avons fait. Merci à Dominique pour tous les gestes généreux qui font tenir ce projet. Merci à mes Ami.es. Et merci à vous de m’accompagner Nulle part par la lecture et les pensées. C’est en pensant à vous que j’ai suivi la 60 sur des kilomètres pendant qu’elle contournait un massif montagneux ce matin. C’était sec et splendide. Une lumière qui n’a aucun équivalent en art. Je suis tellement émue par ces lignes d’horizons qui n’en finissent pas. Mais à partir de 9 heures, fini la poésie. Ça tape sévère sur le bitume. Je dois passer de la casquette de basset au parapluie anti-uv pour ne pas finir en feu de forêt intérieur, calcinée jusqu’au tronc. Ma playlist préférée m’aide à garder la cadence. Puis ça ne rigole plus du tout. Disparue l’extase de la marche. C’est de la lutte. Il n’est même pas 10h et la chaleur crache sur la plaine jaune, aride, vide, rude, hostile à tout humain. Enfin arrive la bifurcation vers la montagne. La seule étape possible pour dormir ce soir est un camping dans un canyon loin de la 60. Un gros détour qui m’emmène à nouveau dans la Cibola National Forest. La route file tout droit sur les montagnes avec un vent très fort qui pousse sur le parapluie. Un tout petit arbre me fournit enfin de l’ombre, le temps de manger quelque chose parce que j’en ai vraiment besoin. Puis c’est le championnat de la route qui s’allonge. L’entrée dans le canyon n’arrive jamais. Mais quand j’y pénètre telle une zombie assoiffée, la majesté du site est à en perdre les bras. Un ranch et ses chevaux, puis la route qui monte toujours et encore. Quand mon GPS m’indique qu’il reste encore une demi-heure de marche, je craque et m’allonge un moment à l’ombre sur la route. Je me dis plus jamais, plus jamais les détours pour dormir. Ce camping a intérêt d’en valoir la peine. Pourquoi l’ont-ils foutu si loin ? Eh bien ils avaient raison. C’est tout simplement grandiose. Je suis seule humaine dans le fond de ce canyon. Je m’installe sous une immense charpente dédiée aux groupes. Des chemins de randonnées partent de tous les côtés. Si j’avais eu assez d’eau, je serais restée plusieurs jours. J’ai tout mon après-midi, ma soirée et ma nuit là, il faut que j’en profite. C’est trop beau. Mais déjà il faut que je me retape, les 7 heures de marche ont affaibli mon corps. Je reprends des forces, je mange et m’hydrate. Je sors un peu mon barda et puis je vais découvrir les alentours. J’emprunte un chemin qui me fait prendre de la hauteur. La forêt est sèche, comme prête à l’embrasement, le lit de la rivière est vide, les points de vue indécents. J’ai envie de crier tellement c’est beau. Par endroit cela ressemble à mes paysages de Franche-Comté que j’aime tant, mais avec une autre gamme chromatique, et dans un four et plus grand et une autre bande son. Mais quand même, je me sens chez moi. Effet forêt. Je retrouve Werner resté bien sage, installe ma chambre sans le double toit. Puis, alors que je travaille sur mes cartes et mon journal, contemplant en même temps les couleurs qui changent sur le canyon, rafraîchie par mon petit ventilateur (luxe intersidéral), une biche me rend visite timidement, juste derrière moi. Mais qu’est-ce que cette planète est belle ! Si on pouvait lui foutre la paix une bonne fois pour toute.
Tout le reste de la journée n’est que sieste sous la moustiquaire et contemplation.
Nowhere is my future.